Tw : Deuil, maladie, mort, scarifications, violence
Yasiel ne se souvient pas avoir eu de père. Juste des hommes qui se succédaient, restaient plus ou moins longtemps dans leur vie, abusaient de la gentillesse de sa mère, puis repartaient quand ils trouvaient tout ça ailleurs. Mama travaillait le soir, femme de ménage dans des bureaux d’entreprise. Elle n’avait pas les moyens de payer une babysitter tous les soirs, alors c’était Joaquin, de cinq ans son aîné, qui était censé le surveiller. C’est comme ça qu’à 6 ans, Siel rencontra Daisy au parc du quartier. Il ne pouvait pas dire qu’il avait accroché instantanément. Daisy, c’était une fille, et les filles, ça fait des trucs de filles, inintéressants. Mais ils n’étaient souvent que les deux à jouer là, alors ils avaient fini par le faire ensemble. Et à son étonnement, il avait aimé ça. Elle était marrante, cette petite gringa aux cheveux dorés. Elle avait un côté très doux, mais ne manquait pas pour autant d’imagination pour trouver de nouveaux jeux. Très vite, ils s’attachèrent si fort l’un à l’autre que rien n’aurait pu les séparer.
Rien sauf le malheur qui s’est abattu sur Daisy. Sa mère morte, tuée par son père. Yas ne savait même pas que c’était possible ; des parents n’étaient-ils pas censés s’aimer ? Il n’était pas étranger à la violence, une partie de ses beaux-pères étaient comme ça, mais aller jusqu’à tuer ? Cela le rendit méfiant avec tous les hommes qui traversèrent la vie de sa mère ensuite. Et puis, surtout, cela lui arracha Daisy. Ils se voyaient encore à l’école, mais elle ne lui parlait plus, ne lui souriait plus, ne le regardait plus. C’était un ordre des Brown, la famille d’accueil, de ne plus approcher ce “futur délinquant”. Yasiel a pensé qu'ils étaient juste racistes. Il était peut-être turbulent mais il ne faisait rien de mal. Pas à huit ans en tout cas.
Mais peut-être qu’ils avaient simplement été clairvoyants : à 10 ans à peine, il était recruté par Los Hijos, comme son frère avant lui. Un gosse, c’est pas cher, ça attire pas l’attention des flics, ça risque moins gros le jour où il se fait coffrer, c’est habitué à obéir aux adultes sans poser de questions. Et puis, c’était facile. Il avait juste à traîner sur son vélo dans les coins qu’ils lui avaient indiqué, et prévenir s’il voyait des flics. C’était presque amusant. Grisant. Ça lui donnait l’impression d’être grand. D’être important. Et ça lui permettait d’aider Mama et Joaquin financièrement.
Il évolua, au cours des années. Il commença à dealer pour le gang à 12 ans, et continua à se faire sa place les années d’après.
Contrairement à beaucoup de jeunes recrutés par les cartels, il n’abandonna pas l’école. Il ratait beaucoup de jours de cours, ouais, et ses notes étaient catastrophiques, mais il ne lâcha jamais totalement. Il ne voulait pas décevoir Mama, pas à ce point. Peut-être que Daisy n’y était pas pour rien non plus : c’était le seul endroit où il pouvait la voir. Et il avait eu raison d’insister. Au lycée, ils avaient réussi à redevenir amis - et plus le temps passait, plus il sentait que ça allait au-delà. Il était différent à ses côtés. Meilleur. Heureux. Si l’envie de l’enlacer et de l’embrasser à chaque fois qu’ils étaient ensemble n’était pas assez claire pour lui, il ne comprit vraiment que lorsqu’il réalisait qu’il ne pensait qu’à Day, constamment, même quand il était avec sa petite copine de l'époque.
Il finit par se lancer à une fête, les craintes de ruiner leur amitié anesthésiées par l’alcool. Objectivement, le baiser était plutôt mauvais, puisqu’il s’était mis à sourire comme un idiot en plein milieu, trop heureux qu’elle ne le repousse pas ; mais il y en a eu des centaines, des milliers, de baisers parfaits, les années suivantes.
Mais la vie n'est pas que ça. La vie, parfois, elle fait sonner le téléphone au milieu de la nuit, fait entendre la voix d’un collègue du gang, éploré, annoncer qu’ils l’ont eu, Siel, qu’ils ont eu Joaquin, et elle fait s’effondrer le monde sous tes pieds.
Ça avait fait un mal de chien à encaisser. Joaquin, ça avait toujours été son héros, son modèle sur terre. Il avait ses défauts, mais il avait eu le mérite d’être là, tout le temps, quoi qu’il pouvait advenir. Ça avait été un déchirement, mais ça avait aussi été un déclic. Il fallait qu’il se tire de ces histoires de gang avant que ce soit son tour. Pour Mama. Pour Daisy. Il quitta Los Hijos et essaya de se ranger. Aidé par la Get Moving Foundation, Siel s'investit à fond dans le basketball, trouva un agent, et essaya de passer professionnel.
Mais perdre son aîné ça l'a tuée, Mama. Pas tout de suite mais Yasiel le sait, c'est ça qui l'a tuée. Ça a d’abord pris son sein, puis ça a rampé dans le reste de son corps, s’accrochant à ses reins, à ses os, à son foie. Il a pris soin d’elle de son mieux, l’a convaincue d’essayer plusieurs lignes de traitement que, par chance, il pouvait payer avec l’argent sale que Joaquin et lui avaient mis de côté. Mais chaque centimètre gagné par la médecine était aussitôt repris par la maladie.
Il avait 21 ans quand le cancer l’a emportée.
Elle n’aura pas eu le temps de le voir passer professionnel ; et au fond, c’était peut-être tant mieux. Il n’y resta pas longtemps : Siel se planta en voiture après deux matchs, se condamnant à des mois de rééducation pour les blessures qu'il s'était infligées aux jambes.
Le rêve de sa vie lui avait glissé entre les doigts et avait emporté toutes ses économies avec lui. Il travailla dans un centre d'appels téléphoniques pendant quelques mois, avant de finir par péter un câble et retourner auprès de Los Hijos. Une deuxième famille. Violente et tordue, peut-être, mais le seul travail pour lequel il avait les compétences.
La seule constante heureuse dans sa vie, c'était Day. Elle représentait tout pour lui. Et après 8 ans ensemble, il sauta le pas, la demandant en mariage. Elle était son passé, son présent, son avenir. Il n'avait jamais été sûr d'aucun de ses choix autant que de celui-ci. Il la voulait à ses côtés toute sa vie.
Malheureusement, celle-ci promettait d'être courte. Les choses se dégradaient rapidement pour Los Hijos. Les Hive ne se contentaient pas de prendre en importance : ils avaient commencé à éliminer la concurrence, et c’étaient eux qui étaient désormais dans leur viseur.
En deux jours, ils avaient eu plusieurs guetteurs et trois des figures les plus importantes. Le boss s’était - supposément - enfui. C’était la fin.
Son regard glissa sur Day, dont la tête reposait sur son épaule. Dans un sourire, elle se redressa, posa un baiser tendre sur sa joue.
« Je vais me coucher ». Elle fit quelques pas vers la chambre avant de se retourner.
« Tu pourrais passer acheter des oeufs demain ? » Dans sa poitrine, quelque chose se brisa. Il n’y aurait pas de demain. Cette nuit, il mourrait. Si ce n’était pas pour de vrai, il fallait au moins que les Hive le pensent. S’il se contentait de s’enfuir, ils s’en prendraient à Daisy comme il s’en étaient pris à la fiancée de Luis, et… Ses mâchoires se serrèrent. Pas Daisy.
« Ouais, bien sûr, mentit-il.
Dors bien, Princesa. »L’air glacial de la nuit lui mordit la peau. Jetant un regard autour de lui, s’assurant que personne ne le voyait, il ouvrit le coffre. Il en sortit un jerricane d’essence, qu’il posa sur le sol. Et puis, attrapant un couteau dans sa poche, il appuya la lame sur son poignet, traçant une longue plaie sur tout l’avant bras. Serrant les dents, il pressa autour de la coupure pour faire couler le sang sur la moquette de son coffre. Ça marcha - mais pas assez. Il en fallait plus. Le truc, c’est que s’il coupait plus profond, il risquait de toucher l’artère et de mourir vraiment, et ça, c’était pas le plan. Le plan, c’était de laisser assez de sang dans son coffre pour faire croire qu’il était mort, brûler sa voiture, et laisser la police conclure à son meurtre pendant qu’il s’enfuyait au Mexique. Les Hive sauraient que ce n’était pas de leur main, mais avec une infime, infime chance, ils finiraient par conclure qu’el hijo avait d’autres ennemis et que la chronologie n’était qu’une coïncidence.
Mais il lui fallait un plan B pour saigner, vite. Jamais il n'avait pensé en arriver à regretter de ne pas avoir torturé plus de monde, ça lui aurait donné de meilleures connaissances de biologie. Il était en train de se couper la paume de la main quand un craquement dans son dos lui fit comprendre qu’il allait très vite passer contre son gré au plan C : crever vraiment. Il se retourna, vit le visage qu’avait sa mort. Bordel. Ces foutus gringos avaient envoyé l'un des seuls latinos du gang pour le buter. À ce niveau là, c'était du manque de respect, obligé. Le type avait braqué son flingue sur lui, et Siel vit l’hésitation dans ses yeux. Alors, dans un sursaut d'instinct de survie, il plia le bras de son agresseur et retourna l'arme contre lui. Le coup parti instantanément.
Haletant, il n’arrivait pas à décrocher le regard du cadavre. La balle ne s’était pas contentée de lui traverser le visage ; elle lui en avait arraché plus de la moitié. Siel se laissa glisser le long de la voiture pour s’asseoir, tremblant, ravalant son envie de vomir. En bientôt 15 ans dans le cartel, il n’avait jamais eu à tuer personne. Il leur arrivait d’être violents pour faire respecter certains engagements, mais comparé à la plupart des gangs - comparé aux Hive -, Los Hijos étaient des enfants de cœur.
Essayant de calmer sa respiration, il tâcha de détourner le regard et de rassembler ses pensées. Bon, difficile de faire croire qu'il était mort si le mec des Hive l'était aussi. A moins que… il regarda à nouveau le gars. Il avait son âge à peu près, les cheveux crépus, bien qu'un peu plus courts que les siens. Sa peau était mate, presque autant que lui. Franchement, racistes comme étaient les flics, ça pouvait peut-être passer. Il fallait bien, de toute façon, parce qu'il n'avait pas de meilleure idée. Il se releva, et sans hésiter plus longtemps, retira son alliance, son bracelet, et les passa au macabé. Il échangea leurs chaussures, leurs téléphones et chargea le corps dans le coffre. Changement de scénario : il était bien mort, et après ça, l'assassin, pris de remords, s'était enfui. Il ne savait pas si les Hive goberait ça, mais ils n'avaient visiblement pas envoyé leur gars le plus avide de sang. Si la police identifiait le corps comme le sien, qu'est-ce qu'ils pouvaient bien conclure d'autre ?
Vidant le jerrican, il craqua une allumette et regarda sa voiture s'embraser.
Il n'y avait plus de retour en arrière possible désormais.