Tw : non, rien ne sera décrit en détails, simplement évoqué.
Notre héros est né en l'an de grâce 1970 de deux ennemis jurés qui, à force de se courir après, avaient fini par avoir plus de choses en commun qu'avec le reste de leur entourage. Qui était le chat, qui la souris ? Il y avait longtemps qu'ils ne raisonnaient plus en ces termes. Waldez Corelli deuxième du nom, c'était l'unique héritier du garde du corps personnel d'un Code Talker, et d'une photographe de guerre qui avait assisté à la libération des camps. Rendus à la vie civile, ces deux-là qui en avaient vraiment trop vu sont entrés dans la police. Sa mère a photographié des scènes de crime jusqu'à ses 87 ans. Et naturellement, leur gamin a suivi leurs traces.
Tout ça pour qu'il s'entiche de Manoëlle Doglass, l'affiche au mur de son bureau, la grande obsession de tout son service. Détective contre trafiquante internationale. Elle dealait de l'art et des fossiles volés dans les zones les plus défavorisées, pour échouer dans les galeries privées des plus puissants ; et elle n'avait strictement aucun scrupule à le faire, elle appelait ça "faire marcher l'économie". Elle n'avait pas d'ancêtres et elle n'en voulait pas. C'était une aventurière à l'ancienne. Et voilà que tous deux avaient lié un lien si profond qu'il les forçait tous deux à abandonner ce qu'ils avaient toujours connu : elle, le crime, et lui, la police.
Wandreas a grandi dans une famille unie et heureuse pendant les douze premières années de sa vie, entre sa grande soeur et ses jumeaux de cadets, dans un petit quartier paisible de Toronto où ils avaient trouvé refuge. Ils faisaient du bateau sur les Grands Lacs tous les étés, ils apparaissaient très normaux pour les gamins d'un couple qui tenait un petit casino - à mi-chemin entre leurs mondes d'origine, entre l'ordre et la mafia, tout comme leur personnel et leur clientèle. Mais ils savaient. Tous les enfants savaient ce qu'ils avaient dans leurs bagages, et ce qui les attendait si d'anciens amis ou ennemis retrouvaient la trace de leurs parents.
En l'an 82, Wandreas a trouvé un billet de cinq dollars dans la rue, et a réclamé le droit de se payer une place au match de baseball. Il accompagne la famille d'un camarade de classe, ses parents acceptent. Mais quand il rentre à la maison, la police est partout, les gyrophares clignotent, les sirènes résonnent. Les voisins disent qu'il y a eu une explosion. Wandreas reste calme. Ses parents l'ont toujours prévenu : si ils doivent se cacher quelques temps, ce sera le scénario qu'ils utiliseront. Il passe les six années suivantes au pensionnat de charité et débute un apprentissage en restauration pour gagner sa vie par la suite. Il sait que la police a l'oeil sur lui, au cas où sa famille le recontacterait.
Il fait la plonge dans un fast-food de banlieue pour gagner sa vie, attendant qu'on vienne le chercher dès que l'attention des enquêteurs se relâchera. Et un jour, il disparaît. Mais ce n'est pas sa famille qui l'a enlevé : c'est un ancien partenaire de Manoëlle qui espère l'utiliser comme appât. Les voilà en cavale à travers les espaces sauvages. A leur grande déception, personne ne les suit, mis à part un privé mandaté par Toronto pour franchir les frontières à leur suite, et qui s'acharne bien au-delà de son contrat. Wandreas finit par déclarer à son ravisseur qu'il ne se passera sans doute rien. Ce n'était pas une ruse, la maison a vraiment brûlé, et il ne reverra jamais sa famille.
Le vieux gangster a la rage. On lui a volé une ancienne amie, et une vengeance. Il se lance dans une virée sanglante et sans trop savoir pourquoi, Wandreas se joint à lui. Il ouvre à son tour un casino, leur base d'opération pour traquer les suspects. (Ou plutôt, il épouse la propriétaire d'un casino qui bat de l'aile, longue histoire.) Le gangster en abat certains, en capture d'autres et les cuisine. Ils se rejettent tous la faute. On ne progresse pas. Soudain, le privé se pointe au casino. Intrigué, Wandreas le reçoit, sans avertir son vieux complice. Le privé, c'est Manoëlle. Enfin, maintenant c'est Manuel. En vingt ans, les choses changent. La famille va bien... Wanda, la grande-soeur, va être grand-mère.
C'est le choc. Sur le moment, impossible de prendre la moindre décision. Wandreas ressent une colère qui n'a plus d'objet, puisqu'il comprend maintenant que les siens l'ont toujours cherché. Sa mère en tout cas - mais il ne doit plus l'appeler sa mère. Mais il a déjà un père ! Et en revoyant les autres, en découvrant les vies qu'ils ont bâties pendant que lui passait à côté de la sienne (parce qu'il portait leur deuil !) n'allait-il pas les décevoir ? Etre déçu ? Allumer des conflits, réveiller des sentiments amers ? Et avait-il vraiment besoin d'eux dans sa vie, alors qu'il s'était débrouillé si longtemps sans eux ? Pendant quelques années encore, sa réponse a été non. Mais il avait du mal à s'endormir le soir, hanté par ces pensées.
Et puis, sa première femme est morte lors d'un voyage d'affaires, d'une maladie négligée et mal soignée, de fatigue, de vieillesse simplement. L'associé gangster, de son côté, s'est fait tuer en s'attaquant à plus fort que soi, dévoré par sa vengeance. Wandreas s'est dit qu'il ne voulait pas finir ainsi : seul, coupé des siens, coupé de lui-même. Il a liquidé tout ce qu'il possédait à Halifax, et il a déménagé en se jurant que c'était la dernière fois, pour s'installer dans une localité sinistrée, où sa famille s'était enracinée. Il s'est remarié, un mariage blanc cette fois, un gentleman rend toujours service aux dames ; et puis, il s'est rendu compte que ce n'était pas pour lui. Cette seconde épouse et lui se sont quittés bons amis, sur un malentendu mais sans rancune.
Manuel et Waldez se sont renommés de Corelli en Cleary. Ils tiennent le dollar store sur la place du marché, et vont sur leurs quatre-vingt ans avec une esthétique cowboy qui fait la joie des gamins du quartier. Wanda est associée, et plus ou moins en ménage, avec un cordonnier nommé Goldy et plus récemment un couturier, Nickee, dans la boutique d'à côté. Sa fille, Lisbel, a fait les quatre cent coups avec les bikers du coin et s'est retrouvée avec deux enfants sans père établi, Rochel et Daw, les bébés de la famille.
Les petits frères de Wandreas n'ont pas pris plus de distance. Eux aussi ont adopté les noms de famille de leurs conjoints pour mieux se fondre dans la population locale, et décourager d'éventuels poursuivants. Wade est l'assistant des parents et garde les petits, il a adopté une fratrie de quatre orphelins avec Rodgel Aswani, un routier qu'on ne voit pas souvent mais qui ramène des cadeaux de tous les autres Etats. Wally est moniteur de conduite et Dyanne Holligan, sa femme, fait les ménages à l'hôpital. Ils n'ont pas d'enfants.
Dès qu'il y a une fête ou même parfois sans raison particulière, Wandreas fait donc danser Lisbel, les filles de Wade, et les bébés. Il est le seul de la famille, avec Nickee, à aimer danser. Pour éviter d'être suivi, il est arrivé en bateau, une vieille coquille qu'il a arrêté à l'abri de criques tranquilles et d'îlots paumés pour repeindre et reconstruire différentes parties, jusqu'à ce que le bateau soit méconnaissable. Il l'a amarré à l'écart des docks industriels, le long d'une rive faite de commerces désaffectés et de squats, non loin de la vieille église. Il a tout aménagé sous la forme d'un restaurant flottant, et a engagé du personnel.
C'était en 2010, et les débuts n'ont pas été faciles. Certains de ses employés avaient des parcours chaotiques, des relations houleuses et une loyauté assez volatile. Les environs n'étaient pas sûrs et il a dû privilégier la sécurité sur la qualité pendant les premiers temps. La notion d'un restaurant vegan dans un quartier déshérité a un peu décontenancé la clientèle. Il a organisé des événements de dégustation au cours de toutes les fêtes qui attiraient du monde à Redhawk. Il a séduit une partie de ses concitoyens, et même ceux qui parlent de lui avec dédain lui font toujours une forme de publicité. Maintenant, assez parlé de ce grand dadais ; venons-en au sujet qui intéresse réellement tout le monde, la vache.
Amateur de vieux films et notamment de westerns, Wandreas avait toujours rêvé de finir ses jours dans un ranch. Quant à la moto, c'est celle de son ancien ravisseur puis complice de vengeance, il la lui a léguée. Ici, loin du centre-ville florissant, il n'a que peu de route à faire pour se perdre dans des paysages abandonnés des humains et tracer de la route en solo, ou balader la grosse bête qui lui sert d'animal de compagnie. C'était un petit veau amené dans un refuge animalier et pour lequel les bénévoles cherchaient désespérément une place, et ses nièces et neveux avaient craqué sur sa bouille en regardant le site. Il a fait semblant de faire ça pour les enfants. Mais c'est le début de son ranch. C'est un secret entre la vache et lui.