Tw : Violences intrafamiliales, propos homophobes, agression sexuelle
T’es un nid à emmerdes depuis que t’es né.
Tu le sais parce que c’est probablement la phrase que ton père t’ait le plus répété depuis le début de ton existence. Et comment lui donner tort ? T’es né avec 13 semaines d'avance. Tu dépassais à peine les 900 grammes. Les gens disent que t’étais trop pressé de venir au monde ; ta théorie c’est que tu serais sûrement resté encore bien au chaud quelques mois de plus, si ton père n’en avait pas autant fait baver à ta mère. L’équipe médicale ne donnait pas trop d’espoirs sur tes chances de grandir normalement. T’es resté des mois en couveuse, as enchaîné les détresses respiratoires et les problèmes digestifs, forçant ta mère à faire des centaines d’allers-retours entre l’hôpital et la maison parce qu’il y avait encore l’aîné et le mari à s’occuper, et que c’était pas un chiard pas fini qui allait la dispenser de ses autres devoirs d’épouse, à celle-là.
Même en grandissant, avec ta silhouette malingre, tes grandes boucles, ton grain de beauté de tapette, tes problèmes de santé récurrents, t’as jamais rien eu pour toi. Rien pour avoir grâce aux yeux de ton père, en tout cas. C’est sûrement pour ça qu’il a toujours été plus violent avec toi qu’avec ton frère. Pour t’endurcir. Pour te faire payer la honte que tu lui inspirais. Pour l’imprimer, dans ton petit crâne d’abruti, que c’est pas comme ça, un homme un vrai.
T’es allé à l’école en petite section de maternelle, mais tu ratais trop souvent - officiellement pour tes problèmes de santé, en réalité parce que les ecchymoses qui encraient ta peau auraient ramené les services sociaux trop vite à votre porte.
Et puis, t’as fini par ne plus y aller. Du tout.
Ta mère a essayé de vous tirer de là, une fois. Les deux gosses sous le bras, quelques affaires rassemblées à la hâte, des espoirs emballés soigneusement au creux des ventres et des tickets sans retour direction Phoenix. Le plan c'était d’aller chez ta tante ; après tout ça faisait que deux ans qu’elle était là bas avec sa fille et que ton père refusait de vous y amener en vacances, alors il n'avait pas l’adresse. Il n’irait jamais vous chercher jusque là bas.
Mais il n’a pas eu pas besoin. Papa vous attendait à la gare routière de Red Hawk. Tu ne sais pas comment, mais il l’avait su.
Parfois tu fermes les yeux et tu ressens ton cœur être aspiré dans un trou de ta poitrine, exactement comme au moment où tu l’as vu planté devant le bus, le regard sombre et les pensées assassines.
Finalement c’est ta tante et ta cousine qui ont fini par venir chez vous, dans votre maison. C’était cinq ans après ; t’avais quatorze ans. T’as filé ta chambre à Soledad et à sa mère, et pendant quelques temps ça a remis un peu de calme dans votre famille. Ton père osait pas trop vous cogner devant elles. T’as jamais su ce qui s'était vraiment passé pour Soledad, mais une part de toi a compris quand un truc similaire t’es arrivé six mois plus tard.
T'étais dans une phase de rébellion. T’emmerdais ton père, t’emmerdais ses idées réac de merde sur ce que t'avais le droit d’être ou pas, sur ce que tout ce qui voulait être vu comme un homme devait être ou pas, et tu te cherchais un peu. Alors une nuit, dans une boîte dans laquelle t'étais bien trop jeune pour foutre les pieds, avec une quantité d’alcool bien trop grande pour ta carrure, t’as testé les limites dans les bras de ce gars qui te plaisait bien. C'était la première fois, que t’embrassais un gars, la première fois que des cheveux plus courts que les tiens chatouillaient tes doigts, que tu enlaçais une silhouette plus imposante que la tienne. Mais c'était la même douceur, la même chaleur, la même envie qu’avec une fille, et t’avais l’impression d'être en train de faire la paix avec une partie de toi. Sauf que ton partenaire se foutait des limites que t’avais voulu mettre, et a profité de ton ébriété pour abuser de toi.
Ça a brisé un truc en toi. C’était de ta faute, t’avais été con. T’aurais jamais dû faire ça. Cette partie de toi t'aurais pas dû l’explorer, t’aurais dû l’enterrer et l'oublier. C’était ton père, qu’avait raison. Alors tu t’es appliqué à ressembler plus à ce qu’il attendait de ses fils. À t’endurcir. Tu t’es rasé les cheveux, tu t’es mis au sport, t’as commencé à brutaliser les gamins du quartier d’à côté, à faire n’importe quoi, des conneries bien viriles comme les vrais hommes
. La puberté a aussi été une bénédiction pour toi. T’as commencé à être ce que ton géniteur attendait de toi. Ça l’a pas rendu plus tendre, ça l’a pas fait t’aimer comme un père devrait le faire, mais t’as moins revu cette honte quand ses yeux se posent sur toi.
A 17 ans, il t’a fait intégrer aux Hive ; d’abord de façon officieuse, pour lui filer des coups de main, puis à temps plein en tant que gros bras. Les coups, c'est toi qui les donnes, maintenant. C’est une évolution, t’imagines. Tu peux pas dire que t’aimes ça, mais qu’est-ce que tu pourrais faire d’autre ? T’es bon à rien.