La Gueule Du Loup [Sirius Swift]

"C'est un drôle de nom, Massachusetts. Mâche ta chaussette," rigola Wandreas en ébouriffant les cheveux de Yotanka. Il y avait un moment maintenant que le bovin n'était plus un veau perdu loin de son troupeau et ultra-dépendant ; mais leur relation n'avait pas tellement évolué. Il retombait un peu en enfance lui aussi quand il avait ces conversations avec son animal de compagnie. Mais heureusement, ici, personne ne risquait de l'entendre. C'était la campagne. Et puis, il lui parlait français. Ils marchaient au long d'une petite route en bordure d'un champ, lui-même en bordure d'un bois, quand l'animal pila soudain et fixa un regard intense sur ce qui semblait être interprété comme un adversaire.

"Hé, qu'est-ce qu'il y a ?" L'homme se rapprocha de sa petite camarade pour lui tapoter l'épaule. "Allez, viens, on continue. On est loin de la voiture !" Elle n'était même pas encore en vue, là-bas derrière le tournant de la route et la crête de la colline. Ils avaient le temps, mais ce n'était pas le moment de piler. Il remarqua alors que Yotanka grattait la poussière de son sabot, et penchait la tête avec une mine peu avenante. Il la voyait rarement ainsi. Il se passa la main derrière la nuque, décontenancé, et regarda autour de lui en essayant de comprendre ce qui la mettait dans cet état.

Oh ! Un chien les suivait. En plissant les yeux, Wandreas vit le reste de la meute sortir d'entre les arbres. Sûrement un chasseur, pensa-t-il spontanément. Puis il remarqua que les pattes des animaux semblaient tomber tout droit de leur encolure, sans être séparées par la large poitrine des chiens. C'étaient des créatures effilées, à la marche zigzagante. C'étaient des loups. Il resta un peu ahuri. Il y avait des loups ici ? A ses yeux, on était très au Sud (par rapport à la région où il avait grandi) et ce danger ne pouvait pas être présent aux environs de Boston, une des plus grandes villes au monde. Bon, en tout cas il fallait vite convaincre Yotanka de renoncer au conflit, parce qu'en ce moment, elle était très remontée. Elle devait penser qu'il était en danger.

"Tout va bien," dit Wandreas. "Ils sont loin. Ils te regardent, c'est tout. C'est la première fois qu'ils voient une jolie fille comme toi."

N'empêche qu'il n'était pas bien rassuré. Il n'avait pas d'arme sur lui, ni même dans la voiture. D'ailleurs, courir jusque là-bas et revenir avait l'air d'une très mauvaise idée. Ils y seraient quand ils y seraient, et à ce moment-là, ils n'auraient plus besoin de se défendre, ils rouleraient jusqu'à la maison et voilà tout. Sa persuasion fonctionna sur le moment, et ils se remirent en route, mais il percevait clairement que les loups le suivaient. Ils s'étaient séparés, certains se laissaient voir, d'autres avaient disparu et il craignait de se trouver au centre d'un mouvement de tenaille. Le champ lui laissait une vaste étendue à découvert pour les tenir à l'oeil s'ils décidaient de se rapprocher, mais s'ils le faisaient rapidement, il ne savait pas comment il pourrait les dissuader.

Il aurait dû ramener la famille, un groupe humain aurait facilement découragé ces sacs à puces, songea-t-il en sentant l'angoisse s'installer. Ah non ! Il fallait qu'il puisse rester complètement calme. Yotanka commençait à nouveau à agiter sa tête de droite et de gauche avec mauvaise humeur, et il se doutait que, s'il montrait le moindre signe de peur, elle allait courir à la baston.

"C'est difficile de ne tourner le dos à personne, ils se sont placés en tenaille."

Wandreas a répondu du tac au tac, la voix légèrement tendue : ce n'est pas le moment de faire de l'humour, lui qui en a pourtant le réflexe dans la plupart des situations. Il examine à peine l'apparence de la silhouette qui le rejoint, pas une seconde il ne peut lui imaginer de mauvaises intentions. Dans son esprit, c'est un mec du coin, assez à l'aise dans le secteur pour marcher seul d'un pas dénué d'hésitation. Ce qui compte, c'est qu'ils sont maintenant deux, la voix haute et l'attitude assurée. Les oreilles qui se laissaient apercevoir au-dessus des buissons et de la crête du fossé se font plus discrètes.

C'est un soulagement, et la petite vachette des Highlands a l'air de le percevoir elle aussi. Sociable comme à son habitude, elle oublie un temps ses adversaires naturels pour trottiner au contact. Elle est toujours délicate avec ses cornes, ce qui a jusqu'à présent évité à son maître de les faire couper. Elle appuie son mufle chaud contre la jambe de l'inconnu, comme pourrait le faire un chien qui cherche du sucre dans les poches.

"Tss, continue à marcher, copine," la réprimande gentiment son maître, en lui tapotant le flanc pour la remettre en mouvement. "Je suis garé là, derrière le tournant. Mais ça m'étonne qu'ils se montrent comme ça, ils fuyaient peut-être des chasseurs ou..."

Un loup surgit soudain sur le chemin devant eux, à une dizaine de mètres. Langue pendante, il s'aplatit sur ses pattes avant, comme un chien qui veut jouer. Et Yotanka ne semble pas l'identifier comme autre chose qu'un chien, car elle l'ignore royalement. Il est fluet, énergique, un peu monté sur ressort. Un jeune. Oh.

"C'est lui qu'ils chassent," s'exclame Wandreas en marchant vers l'animal, claquant dans ses mains pour le faire décamper. "Il se cache auprès de nous, ce couillon. Il ne sait pas encore de quoi on est capables... C'est la saison où ils dégagent leurs ados de l'année dernière."

Il a presque envie de rire, nerveusement, en réalisant la situation. N'empêche que ça reste dangereux, et pour eux et pour le jeune loup inconscient. C'est une situation explosive quand seule la nature sauvage est au rendez-vous, alors avec quelques humains et un bovin intrépide au milieu du champ de bataille... Il faut qu'ils se sortent de cette zone, et vite. Quant au paria, il a intérêt à comprendre rapidement que ni ses congénères, ni les bipèdes locaux ne peuvent lui offrir l'amitié qu'il cherche. Sa seule chance est d'accepter son bannissement et de tenter une autre meute, très loin d'ici. Avec un peu de chance, il n'aura causé sur sa route que quelques moments de malaise et de sueurs froides.

"Je m'appelle Corelli, et vous ?" Petite tentative de retour à la normalité, ça porte bonheur. Le tournant de la route semble si loin...

Quel cowboy, ce Siri. C'est peut-être pour ça que la vachette l'aime bien. Mais ils ne sont pas là pour socialiser, la meute se fait plus insistante. Après tout, ils les ont repérés, alors à quoi bon être sournois et discrets à présent ? Et les loups semblent savoir qu'ils ont l'avantage, si ils attaquaient en force maintenant ils perdraient sans doute l'un de leurs membres, mais les autres auraient de quoi se nourrir pendant un moment. Ils semblent aussi être conscients que les représailles seraient sanglantes, car ils se maîtrisent encore. La tentation est forte de partir en courant, cet équilibre précaire pourrait ne pas durer. Mais courir, ce serait la pire des manières de se suicider.

"Je n'ai pas d'armes et je suis phobique des grands chiens," ajoute Corelli avec un flegme complètement artificiel. "Si ils attaquent, vous êtes prévenu : je tombe dans les pommes comme une princesse."

Ce n'est pas une plaisanterie, ou une manière de lui faire peur. C'est la simple vérité et il vaut mieux le dire franchement. Ils ne sont pas dans une situation qui permet de sauvegarder les apparences et de ménager leurs egos.

"En attendant, je suis meilleur pilote que tireur, mais je me débrouille tant que j'ai mes lunettes."

Ce type ne compte quand même pas lui remettre son arme et aller chercher la voiture à la course ? Ils ne sont plus si loin. Ils vont y arriver. Tiens, un bâton au long de la route. Tâchant de maîtriser ses mouvements pour ne rien dévoiler de sa panique, le restaurateur s'écarte du chemin et se baisse rapidement pour saisir le bâton. Un loup fait frémir les buissons non loin de lui ; il fait mine de mettre un fusil en joue. Ha, ça, ils savent ce que c'est. Ils reculent en émettant une sorte de grondement diffus, comme une protestation. Hey, c'est pas du jeu ! Ces humains, qui s'emparent régulièrement d'un morceau de nature immobile et inoffensif, et qui le transforment en arme à distance. Ils ne respectent donc rien...

Avec un ricanement, Corelli regagne le chemin à reculons. "Bon, je suis armé maintenant. On y est presque, c'est derrière ce bouquet d'arbres. Je vais charger Yota à l'arrière..."

Ce n'est pas facile de parler clairement, ou d'un air déterminé, avec les dents qui claquent. Pire promenade de l'année, clairement. Le cercle s'est fait plus discret mais les entoure toujours. Soudain, le juvénile démarre comme une flèche et traverse le champ en direction de la rivière gelée. Wandreas essaie de compter les ombres massives qui fusent à sa poursuite pour l'escorter, toutes dents dehors, en direction des confins du territoire. Il est presque certain que tout le monde ne s'y colle pas. Quelque chose lui dit que la stratégie dont ils forment le centre est toujours d'actualité.

"Abritez-vous," conseille-t-il en franchissant l'ombre des arbres, plaçant la clé de son véhicule dans la main du cowboy. Ce type vient de leur sauver la mise, il lui fait entièrement confiance. "Dès que j'ai fait monter le bestiau, je vous rejoins."

Yotanka souffle et piaffe, elle suit le mouvement mais elle est clairement remontée. Elle aussi sent qu'ils ne sont pas seuls, malgré les apparences. Les ombres sont habitées de présences inquiétantes. Mais enfin, la Jeep Wrangler apparaît, à portée de main. Il faut quelques secondes d'inattention pour descendre la passerelle et faire monter le bovin récalcitrant, et la meute sent bien que c'est le dernier créneau pour tenter une attaque... Une tension fiévreuse rend l'atmosphère électrique, et Corelli sent sa phobie atteindre un pic de puissance. Quand ils seront tous à bord, il s'accordera un temps avant de démarrer ; après tout, ce sont des loups, pas des raptors. Ils ne risquent pas d'ouvrir les portières.

Les sabots cessent de piétiner sur la tôle. La porte claque. Corelli s'effondre sur son siège, les jambes tremblantes. Il a un instant de pur délire où il VOIT une gueule terrifiante surgir droit vers son visage par l'embrasure de la portière qui se referme. Mais ce n'était qu'un cauchemar imaginé par sa terreur. Clic, fermé, c'est fini. La voix calme et les plaisanteries du cowboy l'ont porté jusqu'ici, et maintenant, le ronronnement du moteur et les légers cahots de la route de terre achèvent de le ramener à la raison : il n'est plus utile de s'inquiéter.

Rétrospectivement, alors que ses neurones reviennent à leur place légitime, il se rend compte qu'il a été encore plus en danger qu'il ne l'avait calculé. Oui eh bien, on ne calcule pas tout quand on est au bord du malaise ! Les décisions ne passent pas par le cerveau, elles vont directement des nerfs aux nerfs.

"Vous auriez pu prendre la voiture et filer," remarque Corelli, l'air absent. Il vient seulement d'y penser, alors que son regard se force à se détacher de la vitre et revient dévisager son conducteur. Une sorte de sourire apparaît sur ses lèvres, et soudain il éclate de rire. Toute sa tension s'envole d'un coup et il ne reste plus que la joie d'être vivant. "Oh mon Dieu ! J'aurais eu l'air con avec mon bâton."

Il ne relève pas la familiarité presque rieuse de son nouvel ami avec les armes à feu, ça doit être un truc de cowboy. Et ça tombait à pic, alors il ne va pas se mettre à le soupçonner d'on ne sait quoi.

"Je ne pourrai jamais payer ma dette envers vous, mais je peux bien faire ça. Votre ami va avoir la surprise de voir débarquer un bel inconnu qui lui achètera une arme de collection rubis sur l'ongle."

Immédiatement en se remettant de ses émotions, il s'est remis à minauder. C'est une seconde nature chez lui, une façon de s'assurer qu'il est sorti intact de ce mauvais pas. Et puis, faut avouer, après ce qui vient de se passer, il pourrait l'embrasser cet inconnu. Déjà qu'il n'a pas besoin d'être beaucoup encouragé en temps ordinaire... Mais il se garde bien de dépasser les bornes. C'est pas parce que quelqu'un est courageux face au danger, qu'il ne va pas se décomposer devant des avances un peu trop sincères. On a tous nos points de fragilité. Et il ne ressemble pas à une princesse, il est bien le premier à l'admettre ! Mieux vaut parler de cette fameuse boutique, tandis que la route succède au chemin. La route de la victoire, droite et sans obstacles.

"Je ne m'y connais pas bien en armes. Ce sera surtout une décoration pour mon restaurant... ou plutôt pour ma chambre. Une arme dans un restaurant vegan, ça mettrait mes clients mal à l'aise !"

Il en dit beaucoup sur lui-même, monsieur le directeur, mais c'est qu'il n'ose pas soumettre le cowboy taciturne à un interrogatoire, alors autant montrer l'exemple.

L'attitude du cowboy fait chaud au coeur, il a perdu cette efficacité froide des premiers contacts et s'humanise beaucoup à présent. Sans rien en montrer, Corelli est flatté par ses remarques. Il ne se considère pas comme quelqu'un de particulièrement courageux. Une bonne partie de sa vie, il a été manipulé, déplacé, contrôlé par les événements et par ceux qui prenaient en charge sa destinée, et il n'a jamais vraiment lutté pour prendre la direction des opérations. Mais il y a sans doute différentes formes de courage, et il apprécie que le sien soit identifié et reconnu par cet homme qui semble assez informé en la matière.

"Je n'ai pas d'enfants, cet animal c'est mon bébé. Je ne pouvais pas m'effondrer, et puis vous me regardiez, tout de même."

Un bébé assez barbu. Corelli aurait presque le réflexe de plaisanter sur ce point, comme quoi il préfère les barbus de toute façon, mais il s'abstient. Cette histoire de cours de défense l'intéresse au plus haut point. Après avoir vécu des événements intenses, il aurait trouvé dommage de se séparer simplement et ne plus jamais se revoir. Oh, bien sûr, il aurait laissé sa carte ; on ne sait jamais quand quelqu'un va avoir envie d'une bonne adresse pour sortir dîner en ville. Mais son restaurant n'est pas placé dans une zone très plaisante à visiter et il le sait parfaitement.

"Deal, apprenez-moi ! Je suis curieux de voir quelle arme vous me recommanderiez. Mais on va commencer par un dîner, c'est plus civilisé tout de même. C'est à Redhawk, ça ne vous fait pas trop loin ?"

Deux chevaliers valent mieux qu'un chevalier et une princesse, à nouveau il hésite à faire cette plaisanterie. Un peu trop appuyé. Il apprécie cet entre-deux où flotte leur conversation en ce moment. Une forme d'entente qui s'installe, sans discours d'attraction pour déclencher la moindre gêne. Les trajets en voiture sont parfaits pour cela. On ne se fixe pas dans le blanc des yeux, on regarde dans la même direction. Peut-être que Corelli commence à raisonner comme un vieux monsieur, mais il trouve cette métaphore plus saine. Les jeunes gens qui se dévorent avidement des yeux ont tôt fait de brûler cette passion fusionnelle, et de regretter tout ce dont elle les a détournés. Quand on regarde le même objectif, quand on poursuit le même horizon, au moins on a des choses en commun.

"Vous pouvez être aussi curieux que vous voulez," offre-t-il de bon coeur.
Une journée comme celle-ci, vous pouvez voir tous mes tatouages si ça vous chante. Oh, et les autres jours aussi, en fait.
Chut, ça suffit.
"La balade, je l'ai choisie sur une carte, tout simplement, je voulais un endroit un peu sauvage pour changer de la ville... j'ai exagéré avec le côté sauvage, il semblerait."

Sur la vaste banquette arrière, Yotanka s'est affalée, fatiguée par cette étrange promenade. Elle rêve, confiante en ses chauffeurs pour la ramener dans son cadre familier et revivre une petite soirée comme à son habitude, la star admirée des enfants. Les animaux se remettent si aisément de leurs émotions, quand ils sentent que leurs maîtres sont apaisés ! Il y a là une forme de magie.

Soudain, Corelli aperçoit ce qu'il interprète comme un barrage au loin sur la route, et lève la main. C'est bien agréable de se laisser conduire par un chauffeur émérite, mais il y a des circonstances où ce n'est pas la meilleure solution.

"Attendez, garez-vous sur le bas-côté et laissez-moi le volant. On ne sait jamais, s'il y a un contrôle routier, il vaut mieux que je présente moi-même les papiers de mon véhicule."

D'un signe de tête, Corelli confirme : le contrôle, il le lui laisse depuis le début, et il ne voit pas d'objections à continuer. Il est le premier à rester serein et se focaliser sur le fait que tout se passe bien pour patienter tranquillement, attendre son tour, ou attendre le moment où tout s'expliquera. L'approche du barrage ne l'inquiète donc aucunement. Il a suffi de cette main sur la sienne pour qu'il abandonne le volant de son véhicule pour la durée du trajet. D'ailleurs, il n'a jamais été jaloux de ces petites tâches du quotidien ; c'est bien plus simple de dire de quoi il a envie et de laisser chaque spécialiste oeuvrer de son côté, au contact avec la machine. Lui-même a toujours préféré le contact avec les gens.

La façon presque timide dont son chauffeur s'est repris, en revanche, a réussi à l'étonner. Depuis tout à l'heure, il le voit sûr de lui, droit au but, sans une hésitation ou un regard en arrière. Serviable mais surtout prêt à l'action, avec des nerfs d'acier. A-t-il eu peur de le vexer ? Il apprendra vite que ce n'est pas si facile, au contraire ce genre de prudence ne fait qu'éveiller le besoin protecteur de déployer une indulgence toute particulière. Une sorte de tango s'est installé entre leurs mots : c'est Siri qui part à la renverse tout à coup, et son cavalier qui le suit pour maintenir l'équilibre, arrêter la chute. Pour le rassurer, le restaurateur poursuit comme s'il n'avait rien remarqué :

"Je vais sur mes 55 ans. Grande fête en perspective. Vous êtes invité, bien sûr. Et vous avez vu juste, j'ai eu une autre vie, au Canada ; vous me trouverez un fusil de coureur des bois..."

Siry, ça peut être le diminutif de quoi ? Nassir ? C'est rare dans la région. A part ça, des prénoms féminins viennent en tête. Siriah, Sirana. Osiris ? Improbable. Un pseudonyme peut-être. Par habitude des mauvais quartiers, Corelli songe brièvement à un nom de gang, ou de rockstar. Mais pas un biker en tout cas. Venir se perdre ici à pied... C'est étrange de toute façon. Ha, peu importe, on ne soupçonne pas ceux qui nous aident. Mais il a pu lui donner son nom de famille lui aussi, après tout ils respectent une certaine distance dans leur conversation. S'ils étaient au Québec, on pourrait parier sur Désiré. Ce serait... pas trop mal, en fait.

"Vous, vous êtes sans âge. Vous pourriez être un trentenaire qui en a vu de dures, ou un quarantenaire bien conservé. Les deux vous vont bien. Et vous êtes célibataire, bien sûr, avec un métier aussi prenant... moi, c'est à cause de la malaria." Une excuse qu'il donne parfois pour plaisanter, quand ses proches lui rappellent que l'heure tourne et qu'il ferait bien de profiter de la vie. Doit-il tout raconter ? Eh bien, maintenant qu'il a commencé, pourquoi pas. Cela distraira son chauffeur de ce groupe humain qui semble attendre sur leur passage. A la réflexion, il a peut-être eu le bon réflexe : c'est un beau véhicule, chargé d'un animal de ferme, et c'est une petite route de campagne avec sans doute de petits flics de campagne... un homme blanc leur inspirera davantage confiance. Le monde est stupide, Corelli le sait et il s'en moque.

"J'étais en Inde, au pied de l'Himalaya, et j'ai eu envie de voir les lieux d'une série de romans autobiographiques... bref, ce n'est pas intéressant. L'auteur souffrait de crises de malaria chroniques après avoir grandi dans cette région et première chose en arrivant là-bas, je me fais piquer par un moustique et je reste couché trois semaines avec une fièvre carabinée."

Il éclate de rire. Ce n'était pas si drôle sur le moment, mais avec le recul, c'était une de ces catastrophes qui semblent presque avoir un timing comique. Et puis, il a survécu, presque intact. C'est l'essentiel. Cette région, après tout, est aussi un foyer de rage et de lèpre ; les conséquences auraient été autrement plus dramatiques. Et surtout, il n'aborde pas les raisons premières de son séjour là-bas. Il était engagé jusqu'au cou dans la vengeance de ses parents, qu'il croyait morts assassinés. Il était sous l'emprise d'un vieux fou qui le poussait à accomplir cette croisade criminelle, comme si c'était sa seule raison d'être encore en vie. Et il était marié alors, pas forcément pour son plus grand bonheur, un mariage de raison qui servait surtout à lui enseigner l'élégance et les affaires. Rien de tout ça ne mérite d'être raconté lors d'une agréable balade en pleine nature.

"De temps en temps, ça me reprend et je me réveille en claquant des dents, je tremble, j'ai des sueurs froides, des cauchemars... vous voyez. Pas l'idéal pour partager son lit de façon durable. Mais ne vous en faites pas, pour une nuit de loin en loin, je trouve de la compagnie." Cette fois, son sourire s'est fait presque ambigu ; mais ils arrive au niveau du barrage, ce n'est pas le moment de déstabiliser Siri davantage.

Cette promesse a été un peu trop sérieuse. La situation n'est pas normale. Cette milice anonyme cherche quelqu'un pour lui faire un mauvais parti, et Siri le savait. Est-ce lui qu'ils cherchent ? En tout cas, il leur ment, avec un aplomb qui laisse penser qu'il n'improvise pas. Cet homme traînait seul et à pied dans un endroit désert, conscient qu'on pouvait le chercher pour l'appréhender, prêt à en découdre ou à inventer une histoire pour détourner les soupçons. Cet homme a des problèmes, songe Corelli, tout en jouant le jeu, parce qu'il n'y a que ça à faire.

Si je ne t'avais pas fait confiance dès le début, je serais mort. Les loups en chasse ne font pas de quartiers à un faiblard qui s'évanouit sous leurs yeux.

A propos de quartiers... Même en faisant abstraction de son "ancienne vie", il connaît les mauvais quartiers, les gangsters, les guerres souterraines. Il l'a dit, il travaille à Redhawk, c'est aussi là qu'il vit, et ça fait maintenant de longues années ; il avait l'âge de Siri quand il est arrivé, songe-t-il soudain avec un petit sourire amusé, qu'il agrémente d'une légère caresse sur son bras. Ces petits gestes sont habituels dans un couple, surtout quand le conducteur est pris à parti par des inconnus. Leur absence, en revanche, pourrait attirer l'attention.
Tiens, c'est drôle.
Pendant ces quelques minutes en voiture, ils se sont familiarisés l'un avec l'autre, jusqu'à être à l'aise avec une telle comédie. Est-ce que c'était le but ? Siri l'a-t-il manipulé à se glisser dans ce rôle, depuis le début ? Ce serait à la fois dérangeant et intriguant. Mais ça marche. Sur le moment, c'est tout ce qui compte. Ils n'ont certainement pas échappé à un danger immédiat pour se jeter dans un autre. Et la voiture repart. Que les loups les mangent, ces types ! Ils faisaient sérieusement peur, malgré leur absence totale de menace à leur égard. Ils étaient là pour une histoire louche, et s'ils avaient eu le moindre doute, ils ne leur auraient pas fait de cadeaux.

Dangereux ? Tant mieux si tu es dangereux. Puisque tu es de mon côté.

En y réfléchissant, Corelli est en paix avec ce qui vient de se passer. Il a eu l'occasion de protéger sa nouvelle connaissance lui aussi, juste en ne faisant rien, en se laissant porter par les événements et en ayant l'air naturel. Ce n'était vraiment pas difficile, et maintenant, ils sont quittes, dans une certaine mesure. L'envie de le presser de questions est presque irrésistible tout à coup. Mais la confidence qui surgit soudainement le prend de court. A quoi ça l'avancerait de connaître tous les détails ? Il n'a jamais réclamé ça de ceux qu'il séduisait pour quelques heures ou davantage. Il a vu agir Siri en situation de danger immédiat, il le connaît mieux qu'aucun de ces autres hommes. Et on ne fait pas subir un interrogatoire à quelqu'un qui confie, spontanément, la vision qui vient le tourmenter pendant la nuit.

"Mon prénom, c'est Wandreas. Honnêtement, tout le monde me surnomme d'une façon différente, alors fais-toi plaisir." Ils ne vont pas poursuivre cette attitude distante, qui était courtoise à leur rencontre, instaurait un peu de normalité citadine dans une scène digne du fond des âges. Maintenant, ils peuvent se parler comme ils en ont envie. "Et toi ? Cyril ? Cyrus peut-être... Ces types t'ont causé un choc, hein ? Reste chez moi tant que tu voudras. Le restaurant est une zone neutre. Les gangs viennent y manger mais personne n'attaque personne. Mes appartements sont probablement la meilleure planque dans tout Redhawk."

C'est un orgueil pour lui, en plus d'une information qui pourra sortir un peu le conducteur de son passé violent et l'ancrer dans un présent paisible. Des fermes se dessinent, indiquant le retour progressif à la civilisation ; un peu plus loin, ce seront les premières fabriques au long de la rivière, les auberges, les locaux publics, puis la zone industrielle commencera à semer ses signes avant-coureurs, et en un rien de temps ils seront dans ce qu'on peut déjà appeler la ville. Cet Etat est mangé par la ville et elle a ceci de rassurant qu'elle vous entoure de témoins, à toute heure du jour et de la nuit. Il n'y a qu'à conduire droit devant soi, et suivre la rivière jusqu'au bateau. Corelli regarde l'homme conduire, prêt à insister de nouveau pour prendre le volant, si cela devient trop compliqué, si ses émotions le submergent.

"J'ai un truc, pour ces situations tendues. Bon, ça ne marche pas avec les chiens, c'est une phobie, ça ne se contrôle pas comme une peur... Les mecs, quand ils sont menaçants, je me dis que c'est du cinéma : si je joue mon rôle sans broncher, la scène sera finie, on posera nos armes au local des accessoires, et on ira tous se relaxer ensemble à la buvette du studio."

Et c'est ainsi qu'il n'a peur de personne. En considérant tous les potentiels adversaires comme des camarades, qui font semblant d'avoir les nerfs. Dans une autre vie, ils auraient pu s'entendre et il ne perd jamais ça de vue. Son regard se reporte sur la route. Au long de son chemin aussi, de trop nombreuses vies ont atteint leur extrémité, quelquefois de façon violente, souvent de façon prématurée. Il n'a pas vraiment eu de "meilleur ami" mais il songe soudain que c'est justement pour cette raison : il ne se l'est pas autorisé, parce qu'il craignait ce genre d'issue. Il serait peut-être temps de dépouiller cette dernière crainte. Son sourire réapparaît, lointain, presque rêveur.

"C'est ça, la mort, je parie. Une grande buvette où on rigole de nos rôles, sans rancune. Je peux imaginer à quoi elle ressemble. Je te raconterai, cette nuit, si ça ne va pas ; ça et l'Himalaya bien sûr." Une légère hésitation. Est-ce qu'il peut le dire à voix haute cette fois ? Oh, après tout, ce n'est qu'une plaisanterie. "...Tu seras obligé de m'embrasser pour me faire taire."

La situation est étrangement magnétique. Hypnotique, comme un serpent. Tout a commencé à cause d'un serpent, n'est-ce pas ? Ou grâce à lui, selon les points de vue. Corelli n'a jamais été farouche, loin de là ; il est le premier à flirter avec tous ceux qui lui en donnent l'occasion, y compris quand il sait qu'il ne se passera jamais rien. C'est juste agréable, un petit jeu entre adultes, jeu d'esprit et de gestes tendres lorsqu'ils sont acceptés, et il se trouverait bien bête de s'en priver. Mais en ce moment, c'est davantage. Ses yeux se ferment sous le contact de la main aventureuse qui part à la découverte de son visage, qui s'approprie le contact de sa peau.

Ce n'est pas juste quelqu'un qui l'apprécie. Ou quelqu'un qui a des problèmes. Il a besoin de contacts, un besoin intense. Il y a une sorte de précipitation dans l'enchaînement de leurs pas. Cette danse est tellement plus lente, avec les autres... Une sorte d'urgence, comme si cette nuit devait fatalement être leur dernière. Pour un peu, on croirait qu'il est un vampire, et qu'il n'a pas le choix de l'issue que ses baisers pourraient déclencher.

Peu importe ce qui se passe hors de cette voiture. Sirius a sans doute été mêlé à des événements peu recommandables, il porte la culpabilité de cet ami qu'il n'a pas pu sauver. Il craint de voir à nouveau mourir quelqu'un sous l'effet de cette malédiction qui est la sienne, il considère peut-être que c'est inévitable, un châtiment pour ses péchés, ou une extension naturelle du mal qui le ronge. Mais sa présence n'a été que bénéfique jusqu'à maintenant. Elle a ranimé le courage vacillant du promeneur, a convaincu la bête à ses côtés de suivre sans faire d'histoires, et surtout elle a dispersé la meute. Jusqu'à maintenant, c'est un être magique.

Corelli pose sa main sur la sienne, la retient contre son visage et y dépose un baiser. A princesse, princesse et demi.

"Sirius. Tu es le coup de foudre le plus mystérieux de ma carrière, d'habitude je fais d'abord un peu la conversation... promis."

Autant appeler les choses par leur nom. Ce n'est pas comme si elles allaient les mordre. A leurs âges, ils en ont vu d'autres, leur aisance en témoigne. C'est aussi ce qui leur permettra de rejoindre un lieu sûr plutôt que de s'envoyer en l'air comme deux lycéens à l'état sauvage. Ils ont eu assez d'émotions et leur véhicule a été assez contrôlé pour aujourd'hui. Amusé par cette idée, qui a pourtant une sorte de charme tentant, Corelli cède brièvement et détache sa ceinture de sécurité pour un rapide baiser volé. Au soulagement qui s'empare de lui, il réalise à quel point il avait envie de ce geste, depuis de longues minutes. Blottis l'un contre l'autre pour quelques minutes, ils peuvent laisser cette foutue tension redescendre. Ou s'animer pour des raisons plus positives.

"Ne me laisse pas parler tout le temps. Je veux en savoir plus sur toi, quand tu seras prêt. Juste pour te prouver que je ne vais pas disparaître pour si peu."

C'est un risque à prendre. Qui sait dans quelles directions un parfait inconnu pourrait l'entraîner. Jusqu'à maintenant c'est lui qui propose leur itinéraire, mais... Est-ce que Sirius lui réclamerait vraiment un voyage dans l'Himalaya sur les traces du jeune Wandreas depuis si longtemps oublié ? Autant chercher le yéti, il ne reste rien de cet homme désabusé, et c'est une très bonne chose. La région aussi doit avoir tant changé... Mais pour satisfaire la curiosité de son mystérieux chevalier, tout semblerait acceptable. Il est si réel dans ses bras, et tout semble si simple. Corelli entend la petite voix de sa conscience qui lui reproche d'être trop naïf, avec tous ceux qui comptent sur lui aujourd'hui et qui auraient à souffrir de sa disparition. Mais il est bien libre d'être naïf s'il en a envie, n'est-ce pas ?

"Allez, n'oublions pas que nous sommes un couple de cultivateurs : allons rentrer les vaches." Une euphorie latente lui donne envie de rire pour rien, alors qu'il délivre l'autre homme de son étreinte. "Toi qui aimes les voyages, le restaurant va te plaire. Je pourrais l'utiliser pour t'enlever au bout du monde, si je voulais."

"Eh bien, j'avais promis à mes neveux que j'adopterais une mascotte pour le restaurant. Ils ne sont pas riches, y a pas de place chez eux, donc pour les animaux un peu originaux..." Il hausse les épaules, l'air de dire : c'est la vie ; aucune critique de ce côté-là, il sait que les parents et les grands-parents ont délibérément choisi de rester très modestes pour éviter d'attirer l'attention. Lui, il peut se le permettre parce qu'il est un étranger. Encore aujourd'hui, il est le tonton bizarre qui vient de pays lointains et qui a vu la moitié du monde, et qui vit sur un bateau. Ils sont d'autant plus invisibles, dans cette grande ombre extravagante. On ne voit que lui.

"Je pensais plutôt à une de ces grandes tortues de terre, au départ. Aménager un coin exotique avec des plantes, pour l'ambiance. Et finalement, quand tu appelles le refuge et qu'ils te disent qu'ils ont un cas désespéré, tu craques. Le destin, quoi ! La pauvre, son éleveur arnaquait les gens en leur faisant croire qu'il leur vendait des vaches naines, et quand elle a trop grandi, elle a failli être bazardée à l'abattoir. C'est par égard pour elle que mon restaurant est vegan, d'ailleurs."

Le coup de téléphone a mis fin au cours de rattrapage. C'est étrange de voir Sirius tendu ainsi. On dirait presque que les loups sont toujours là dans l'ombre et que lui seul en a conscience. Mais voilà, il connaît un pan de l'histoire du restaurant maintenant, et bientôt, il y a fort à parier qu'il sera comme chez lui là-bas. En son absence, Corelli allume la radio, chantonne un peu de musique, et se dit tout de même qu'il le verrait bien en cowboy, malgré ses dénégations. Ils pourraient remettre en marche les moteurs du bateau et faire un tour le long des côtes. Redécorer à l'américaine et se présenter comme "Les Américains" dans les pays voisins, et porter de ces chapeaux ridicules. Yotanka aussi serait marrante avec un chapeau de cowboy sur le côté de sa tête hirsute. Elle aurait un succès fou, et elle n'y a jamais vu d'inconvénient !

Les minutes sont passées comme un rêve, cinq minutes, même pas deux chansons ; et déjà son chauffeur est de retour. Wandreas n'a pas bougé. Il montre les quais au bout de la route et le bateau que l'on distingue, longue forme de cigare encore incertaine dans la circulation fluviale qui l'environne.

"Tu vois le parking là-bas ?  C'est là qu'on se gare, il y a des chiens de garde, c'est plus sûr. Je te présenterai au vigile en passant, comme ça tu seras toujours le bienvenu, même en mon absence."

C'est une grande famille aujourd'hui, après des années d'habitude et de travail commun. Mais certains membres de cette famille restent plus intimidants que d'autres. Les rottweilers en font partie. Ce sont de braves bêtes et d'ailleurs ils ont un peu des têtes de veaux, c'est ce que Yotanka semble penser. Elle les a connus tout jeunes et n'a aucune crainte à leur égard, et eux semblent savoir qu'elle est à protéger aussi, pas à manger. N'empêche que le restaurateur se méfie. Ces bestioles, il ne veut pas avoir trop affaire à eux. Ce sont les carnivores du restaurant vegan. Ils sont nécessaires, mais ils restent à la porte et dès qu'on est entrés, on essaie d'oublier leur présence.

Dès que la jeep est garée à sa place habituelle, il sort et fait signe au vigile, hésitant encore à la façon dont il va présenter celui qui l'accompagne. Finalement, les mots se présentent d'eux-mêmes à son esprit.

"J'ai un invité, et crois-moi, sans lui je ne serais peut-être jamais rentré à la maison ! Je te raconterai."

Le gardien hoche la tête, impressionné, en retenant les chaînes de ses chiens qui reniflent l'air pour mémoriser cette nouvelle odeur. Corelli fait son possible pour les ignorer, mais après la rencontre avec les loups tantôt, il se sent à nouveau un peu faible sur ses jambes à leur approche... Un serveur les aperçoit et descend du bateau, pour prendre en charge la petite vache, la ramener à son abri et la nourrir ; impossible de retarder l'annonce plus longtemps.

"C'est là, c'est mon restaurant et je loge là-bas, dans les parties privées," déclare-t-il en désignant le Brise-Glace d'un grand geste de la main. Il n'a jamais été aussi fier, malgré la légère appréhension, évidemment Sirius pourrait toujours éclater de rire et lui dire qu'il est fou de vivre ainsi. Et ce ne serait pas entièrement faux, sans doute. En les regardant monter la passerelle, si proches qu'on jurerait deux vieux amis qui se retrouvent après une trop longue absence, le gardien doit se faire ses idées de son côté, et il n'a pas tort non plus. Tout le monde ici connaît les tendances du patron, il ne s'en est jamais caché. C'est le bienfaiteur de toute cette petite troupe, alors il ne viendrait à l'idée de personne d'émettre la moindre critique. Et puis, dans la misère de ces lieux, on a franchement d'autres sujets à réfléchir.

"Ce n'était rien de grave ? Ce coup de fil. Si tu veux téléphoner un peu plus longtemps, ne te gêne pas."
Fais comme chez toi. Tu es chez toi.

"Je n'ai pas oublié. Un remontant," déclare Corelli d'un air légèrement théâtral, en conduisant son invité à travers la terrasse qui occuppe le pont du bateau. A cette heure-ci, on prépare tout pour la clientèle du soir, on plie les serviettes de table en origami, et on observe cet inconnu qui passe, en se disant qu'aujourd'hui on ne verra pas beaucoup le patron en salle. "Je pourrais te commander un cocktail au bar, un B-52 impeccable ou peut-être un old-fashioned, mais ça ne me rajeunit pas... Je sais faire le lotus martini, viens, c'est moi qui vais m'occuper de toi."

Il plaisante beaucoup, Corelli. Il faut chasser les spectres, réintégrer cette personnalité flamboyante qui est la sienne à son bord et qui rassure tout le monde. Et puis, l'envie de sourire ne disparaît pas. Elle brille dans les regards qu'il pose sur Sirius, heureux de voir son visage s'intégrer dans le décor de son quotidien. Par-delà une porte et un petit escalier, ils entrent dans ses appartements, et la musique du restaurant s'éteint derrière eux avec la rumeur affairée des cuisines, et les parfums des premiers plats. Ici, ils sont chez lui. Sur son lieu de travail, il partage les responsabilités et les décisions ; mais voici la partie du bateau où il est seul maître à bord.

Cela se remarque au changement de décoration. A peine plus chaotique en ces lieux, elle semble appartenir à diverses époques, une arrière-salle de brocanteur aux goûts éclectiques. Il n'est pas tellement rangé. Les hiérarchies, clairement, ne sont pas son fort. Et il aime que l'on voie tout à la fois. C'est ici qu'il l'accrochera, cette arme de décoration qu'il se procurera en souvenir de leur rencontre. Etrange souvenir... On a fait plus sentimental. Il ouvre un buffet de marqueterie orientale et en sort une bouteille de gin à l'étiquette élaborée. Devant eux, éclairée des feux dorés du soleil qui traversent un vitrail à chaque hublot, une table d'angle s'entoure de coussins d'un rouge sombre, qui sèment leurs pompons de velours noirs au long d'une banquette en bois verni. A portée de main, des vieux livres, des bibelots, le jouet oublié par un des enfants au dernier passage de la famille.

"Si ce n'est pas la classe, être servi par le patron en personne."

Et puis, ça évite de présenter Sirius à trop de monde : il n'a pas osé donner son nom au vigile, d'ailleurs son nom complet lui échappe toujours, et peut-être ne le saura-t-il jamais. Ils peuvent très bien en rester à cette relation demi-masquée, c'est charmant dans un sens, c'est onirique. Un ami imaginaire qui prendrait chair à l'abri des regards. Le gin vient se poser sur la table, suivi par le curaçao et ses éclats tropicaux. Sirop de litchi, grenadine... Tout l'arc-en-ciel, et une feuille de menthe pour la décoration, minuscule palmier à l'horizon de cet océan inventé, auquel ils pourront bientôt goûter.

"T'en fais pas, tout le monde a les yeux qui piquent pendant les premières minutes, et puis ça passe. On s'habitue à tout ! Alors, voyons voir. Quel secret pourrais-je te demander ?"

Il brûle d'en savoir plus sur les inquiétants cerbères qui les ont arrêtés au long de la route, mais ce serait trop simple. Demander, se heurter à une pirouette de langage, et devoir abandonner cette conversation. Il préfère attendre. Une confidence viendra peut-être d'elle-même. Plusieurs fois, les phrases de Sirius sont revenues hanter l'idée de danger, de quelque chose qui menacerait Corelli, une menace qu'il ne laisserait pas se concrétiser. Une famille qui lui interdit de fréquenter des hommes, peut-être ? Oh, qu'ils y viennent. Le restaurateur en a charmé bien d'autres... Non, ce doit être quelque chose d'extrêmement sérieux, des ombres du passé qui ne font pas de cadeaux. Et s'ils en parlent un jour, ce ne sera pas entre le cocktail et la visite de la chambre, ce sera sérieux également. Une vraie conversation, qu'ils auront voulue tous les deux.

"Tu travailles pour qui en ce moment ? Chauffeur, on ne fait pas ça tout seul. Et ça ne les dérange pas, que tu disparaisses comme ça tout à coup ? Et... si tu leur dis que tu étais avec moi, qu'est-ce qu'ils vont en penser ?"

Et voilà : deux verres d'un bleu sombre qui invite au voyage et à la nuit. Il ne reste plus qu'à trinquer.
Au mur, un khukuri dans son fourreau délicatement ouvragé fait écho à ce voyage dont il parlait tantôt. Décidément, les symboles inattendus émaillent le départ de leur relation... Corelli préfère ne pas y penser. Ce gin, c'était une excellente idée, ils en ont besoin tous les deux.

Les langues, hein ? Le sourire de Corelli s'accentue un peu. Il n'aurait pas imaginé que cet homme tout en contrôle avait la fantaisie des apprentissages livresques. Lui-même n'a pas eu la patience de se consacrer sérieusement à ses destinations de voyage, il n'y allait pas pour sympathiser, et n'a jamais eu sérieusement l'ambition de passer inaperçu dans la foule. Il est assez expressif pour se faire comprendre par quelques gestes, en général ; ce pourrait être une occasion d'apprendre. Quelque chose lui dit que, prononcées par les lèvres de Sirius, toutes les formules pourraient l'intéresser et se graver durablement dans sa mémoire. Il boit un peu à son tour et suggère :

"J'aimerais beaucoup que tu me parles dans une langue étrangère. Je suis assez intuitif, je pourrai peut-être deviner. Dans un verre ou deux, on se tentera ça."

La fine morsure de l'alcool au bout de sa langue achève de le ramener sur terre. Il est dans son cadre familier, ce qui aide beaucoup. Il aimerait offrir la même sérénité à Sirius. Dénouer chacun de ses nerfs encore mis à rude épreuve. Mais ils ne se connaissent pas encore assez bien, et ce serait dommage de brûler les étapes. Dans un cadre aussi cosy, impossible de se comporter autrement qu'en gentleman, n'est-ce pas ?

Tout est à sa portée pour refaire des cocktails à l'infini, ou presque. Il s'installe confortablement sur sa banquette et tend le bras vers son nouvel ami, pour l'attirer à ses côtés. Côte à côte, ils peuvent ici s'appuyer l'un contre l'autre tout à loisir. C'est tout de même mieux qu'une voiture...

"Les employés, ils seront contents pour moi. Ils voient passer un bel homme avec leur patron tout sourire... ça va jaser, bien sûr, mais gentiment. Et demain matin, petit déjeuner au lit avec un air entendu. C'est tout ce qu'on risque !"

Ce n'est pas entièrement vrai. Ils vont éveiller la curiosité. Le personnel du Brise-Glace a parfois un passé compliqué. Corelli n'est pas regardant et certains passent par son établissement pour se réinsérer après des difficultés de parcours ; ceux-là ont peut-être une idée de l'identité de Sirius... il faut espérer que non, ou qu'ils ne se mêleront pas de sa présence ici. Pour l'heure, le vigile n'a pas eu de réaction particulière et c'est très bien comme ça.

La main de Corelli vient caresser les cheveux clairs machinalement. C'est incroyable d'être aussi à l'aise avec un homme presque inconnu. Toujours pas un signe de tension ou de conflit entre eux. Ce soir, tout doit être parfait : après tout, le but est d'éviter les cauchemars. Pour sa part il est tranquille, il ressent généralement les symptômes de la fièvre se déclencher bien avant la nuit, quand ils le guettent. A cette heure-ci, il serait déjà blotti dans une couverture et grelottant, et ce serait un grog qu'il se ferait apporter. De la musique douce ou un film calme, sa petite Yotanka pour lui éviter de se tourmenter, et de la solitude.
Plus maintenant.

"J'ai bien envie de changer mes habitudes pour toi, c'est comme ça qu'on reste jeune, tu sais. Mais je note, si vraiment on requiert ma présence, je ferai comme si tu vivais ici avec moi depuis longtemps, et qu'on avait nos petites habitudes."

Cette pensée est vraiment séduisante. Corelli qui aime se perdre dans des rêves n'a besoin que d'un instant pour se perdre dans celui-là. Et il a les mains baladeuses. Il fait semblant de fouiller dans les poches de Sirius, pour le faire rire, pour initier une fausse bagarre et chercher ses limites.

"Alors comme ça, monsieur est trader à ses heures perdues. Je devrais te faire du charme, tu pourrais investir des sommes de folie dans ma boîte, et je m'achèterais enfin cette fontaine à absinthe pour la buvette... Encore un verre, à propos ?"

"Tant mieux," commente Corelli lorsque son invité refuse de s'enivrer davantage. "Tu ne pourras pas dire ensuite que l'alcool t'a aveuglé."

C'est une blague, mais pas vraiment. Il a beau être du genre conciliant et philosophe, il garde tout de même sa petite fierté et si on le choisit, il veut que ce soit pour lui-même, pas pour un mirage. Doucement, il éloigne ce verre vide si fragile qui pourrait se briser, et briser l'instant. Le peu de québécois qu'il maîtrisait à Halifax ne lui sert à rien dans ce moment de plaisant vertige. D'ailleurs, son jeu consiste surtout à capter une intonation, un éclat dans le regard. Il ne comprend pas les mots prononcés à mi-voix dans d'autres langues, quoique le mot "envie" en français lui évoque un faux-ami, le péché de jalousie, de désirer ce que l'autre possède. Il n'en tient pas compte : du peu qu'il a vu de Sirius, ça ne lui ressemble pas. Ce doit être autre chose, et ce quelque chose brûle dans ses yeux.

"Ton corps, c'est la maison de ton âme, voilà tout. Je ne peux que l'aimer, il l'a gardée en vie jusqu'à notre rencontre."

Deux vies... Qui dans ce quartier, qui au monde n'a pas eu deux vies ? C'est presque rassurant. Corelli aussi a eu plusieurs vies, et à son âge ce serait bien étonnant si ce n'était pas le cas. Il pourrait presque lui raconter, pour que Sirius perçoive à quel point ils sont en harmonie, à quel point ils n'ont rien à craindre l'un de l'autre. Mais il n'imagine pas de violence physique. Déjà condamner l'autre sans le savoir, lui faire la morale sans en avoir conscience, ce serait de trop dans cette entente qui est la leur et qui se fait joueuse à présent.

"J'ai failli dire : nos retrouvailles. Tu es sûr qu'on ne s'est pas déjà aimés quand on avait... par exemple vingt et trente ans ?"

Il pourrait presque lui raconter et risquer de livrer son entourage à quelques vieux fous qui les cherchent peut-être encore. Mais ce n'est pas le moment. Les caresses se muent lentement en déshabillage. Voyons ces traces dont il parle... Elles doivent être assez remarquables, s'il préfère prévenir. Des tatouages de gangs peut-être ? Corelli a un pincement au coeur. Il aimerait arracher cet homme volontaire et éclatant de vie à toutes les forces de la mort qui pourraient s'attacher à ses pas. Le voir vivre encore un milliard d'aventures. Apparaissent les cicatrices...
Qu'est-ce que ces hommes au long de la route leur auraient fait, s'ils les avaient identifiés ?

"Tu me diras seulement si ces traces te font encore mal."

Comme avec les poches, il essaie de toucher pour voir quand on l'arrêtera. Presque une taquinerie, et pourtant cette exploration est des plus sérieuses. L'ultime épreuve qui pourrait les séparer, leur faire dire qu'ils ne sont pas faits pour se fréquenter. Mais ça n'arrivera pas. Corelli lui-même se débarrasse de sa chemise trop colorée, laissant voir ces tatouages envahissants qui rampent au long de ses bras et dévorent son torse de part et d'autre. Ils se sont lentement effacés avec les années, mais ils restent discernables, sinon lisibles. Ce ne sont pas des messages clairs, plutôt de la décoration, de beaux graphismes qui, à l'époque, lui semblaient mettre sa musculature en valeur et lui gagner le respect des sinistres personnages qu'il fréquentait au quotidien. Pour sa part, il a toujours été prudent, voire sournois, dans ses interactions avec les scènes de violence, et il ne montre que la cicatrice d'une appendicite lointaine.
Tatouages contre cicatrices. Les baisers ont une autre saveur. Qui a besoin d'alcool, sérieusement ?

"Oui, je comptais te demander. Si je parle de toi, Siri alors, c'est noté." Le sourire de Corelli s'étire avec la remarque malicieuse qui lui vient à l'esprit : "Et je garde Sirius pour mon usage personnel."

Des mots qui pourraient être équivoques si leurs intentions du moment n'étaient pas aussi claires, mais en pareil cas, aucun doute n'est permis. L'air de rien, en semant quelques baisers sur la gorge de son compagnon tandis que ce dernier téléphonait, Corelli a détaché sa propre ceinture et lorsqu'il se relève, il abandonne ce vêtement de plus. Ils vont en semer à travers tout le salon, comme deux impatients qu'ils sont.

"Viens, mettons une porte entre nous et cet appareil."

Dans une démonstration de frime, il garde son amant contre lui en le dévorant de baisers, l'emporte en direction de la chambre et le dépose sur le rebord d'un buffet, le temps de tâtonner à ouvrir la porte. Si son personnel de confiance a l'autorisation de lui rendre visite dans ses appartements, notamment en cas de problème en salle ou pour lui apporter ses repas à domicile, en revanche la chambre est son espace personnel et il faut vraiment qu'il y invite quelqu'un pour le laisser entrer. La porte ferme à clé et c'est très bien comme ça.

"Tu serais capable de passer un coup de fil pendant qu'on est... occupés. Espèce de chef d'entreprise. Je vais t'apprendre les bonnes manières, moi. Première leçon : le plaisir passe avant tout."

Ayant fait tourner la clé dans la serrure, pour dévoiler un espace sombre aux hublots fermés de grands rideaux de théâtre, il revient à son captif et le dévore d'autres baisers. C'est qu'il faut le distraire pendant qu'il lui vole son pantalon à lui aussi. S'il y avait là des armes cachées, des documents secrets ou autres sornettes, tant pis : elles resteront ici. Ils n'en ont pas besoin là où ils vont, dans les profondeurs du lit à baldaquins qu'il s'est payé pour faire le malin et pour compenser les rêves de luxe de son enfance. Quelque part sur le trajet de ces derniers mètres, leurs sous-vêtements ont disparu à leur tour. Ils feront un strip-tease soigné un autre jour, ce soir ils n'en avaient pas la volonté.